Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 septembre 2015 >>>
En janvier 2013,
dans son rapport « L’enfant et les écrans », l’Académie des sciences
exprimait un avis favorable concernant l’utilisation des tablettes par
les jeunes enfants. Plus de soixante chercheurs avaient vivement réagi.
Malgré leurs protestations, force est de constater que cet objet dont
les effets mériteraient d’être soigneusement étudiés se retrouve de
plus en plus fréquemment dans les mains des bambins, que ce soit dans la
sphère privée ou publique (crèche, école maternelle).
Des scientifiques apportent pourtant leur caution. « Jouer sur une
tablette, c’est bon pour les bébés », affirme ainsi le professeur
Olivier Houdé, chercheur en psychopédagogie.
Aujourd’hui, nous, psychologues, orthophonistes, psychiatres,
pédiatres, enseignants, bibliothécaires, infirmières scolaires,
chercheurs et parents, faisons le même constat que celui qui a été fait
pour la télévision : la tablette cause de sérieux troubles chez l’enfant
lorsqu’elle devient le principal outil de stimulation.
Nous observons que l’usage intensif de la tablette :
1. augmente les troubles de l’attention ;
2. retarde l’émergence du langage ;
3. entrave la construction du principe de causalité et des premières notions de temps ;
4. altère le développement de la motricité fine et globale ;
5. nuit à une socialisation adaptée.
Ce constat, nous l’avons fait en comparant de nombreux enfants avec
d’autres moins exposés, ou en étudiant des enfants dont la consommation a
été réduite à la suite des limitations que nous prescrivons.
Des effets sur l’attention
La tablette capte fortement l’attention involontaire : l’image,
attrayante visuellement, rapidement changeante et accompagnée de sons,
fascine l’enfant. Elle est une source d’excitation. La machine encourage
constamment des pseudo-réussites, y compris dans les actions violentes.
En captant l’attention de l’enfant, la tablette retarde l’émergence de
compétences capitales telles qu’un langage riche, une sociabilité
adaptée, une motricité harmonieuse. Elle vole le temps aux activités
nécessaires à leur développement.
Des effets sur le langage
De plus en plus d’enfants consultent pour des retards de langage. Et
parmi eux, beaucoup ont l’écran comme principale source de stimulation.
Cela procure une certaine tranquillité aux parents, mais c’est au
détriment de l’interaction verbale, cruciale dans cette période de la
vie et indispensable à l’acquisition du langage.
Les programmes prétendument « interactifs » ne permettent pas
l’échange propre à la communication humaine. Aucune machine ne permet de
contact visuel ou de langage adressé à l’enfant. Or c’est l’attention
qui lui est portée qui permettra à l’enfant de découvrir qu’il est
quelqu’un. « J’ai appris à dire “Je” parce que l’on m’a dit “Tu” ».
Des effets sur la constitution de la notion de temps et de causalité
Par son action répétée sur des objets réels, l’enfant extrait des
lois physiques essentielles à l’intégration du concept de causalité. Le
ballon roule si je donne un coup de pied dedans. Cette expérimentation
est impossible via l’écran et peut même être biaisée : le carré peut
rouler, l’œuf tomber sans se casser… Par l’observation des objets réels,
l’enfant découvre la notion de temporalité : les feuilles des arbres
jaunissent en automne, le jouet jeté se casse et ne se répare pas, les
hommes meurent. Le virtuel de l’écran entrave cette découverte
essentielle.
Enfin, la tablette, par l’illusion de satisfaction immédiate qu’elle
procure, évince l’expérience psychique cruciale de la contrainte.
L’immédiateté de la réponse fournie par la tablette nuit aux
apprentissages nécessitant la planification, la stratégie, le détour,
c’est-à-dire l’acceptation d’une frustration momentanée, d’un plaisir
retardé.
Des effets sur la motricité fine et globale
Face à une tablette en continu, le bébé ne peut développer sa
motricité globale. D’une part, il reste assis sans pouvoir explorer son
environnement ; d’autre part, face à toute surface plane, il a
l’illusion d’être devant une tablette en tapotant dessus ! Devant des
objets « réels », il est souvent désemparé, limité et étonnamment
maladroit.
Enfin, l’école signale de plus en plus de difficultés de graphisme.
Les cabinets de psychomotricité ne désemplissent pas. Entre feutres
et tablette, pas d’hésitation : l’enfant choisit ce qui scintille,
brille et bouge ! Or, les activités graphiques sur tablette ne sont pas
substituables à l’entraînement papier-crayon.
L’ajustement tonico-postural exigé par le maintien du crayon, le
souci de ne pas déborder de la feuille, d’adapter la force du tracé…
constituent autant de contraintes structurantes, inexistantes avec la
tablette, qui rectifie d’elle-même les erreurs.
Nous faisons ces constats auprès de nos patients, de nos élèves, de nos
propres enfants. Nous tirons ces conclusions de nos observations
quotidiennes de terrain.
L’observation majeure est que la tablette, comme tout écran, crée un
phénomène d’emprise de l’enfant par la captation de son attention. Il se
trouve alors coupé de ses expériences sensorielles, essentielles pour
appréhender le monde qui l’entoure, coupé de la relation langagière,
cruciale pour apprendre à parler et à penser par soi-même, amputé de la
nécessaire mise à distance entre soi et les objets, utile au
développement de l’imaginaire, de la capacité à être seul et de la
conscience de soi.
Des dangers des objets numériques, les créateurs tel Steve Jobs en
avaient une très nette conscience. Le patron d’Apple reconnaissait
imposer une limitation drastique pour ses propres enfants, et bien
d’autres géants du numérique ont fait le choix d’écoles déconnectées
pour leur progéniture.
Combien de temps faudra-t-il attendre pour que nous adoptions les mêmes recommandations de limitation pour tous les enfants ?
Signataires :
Sabine Duflo, psychologue en centre médico-psychologique (CMP) pour
enfants et adolescents. Jacques Brodeur, enseignant, fondateur d’Edupax.
Janine Busson, enseignante, fondatrice d’Enfance-télé : danger ?,
initiatrice de la Semaine sans écran en France. Emmanuelle Deschamps,
orthophoniste en CMP enfants. Bruno Harlé, pédopsychiatre. Erik Osika,
pédiatre, référent de « J’élève mon enfant », de Laurence Pernoud.
En savoir plus dans Le Monde, Sciences.
Article publié aussi dans Fréquence Ganndal
Sites recommandés : www.EDUPAX.org et http://acmequebec.edupax.org